Editorial du N°83, mai 2009 d'Acteurs de l'économie Rhône Alpes
« Pardonnez-moi de ne pas avoir su sauver l'entreprise ». Ainsi, la veille de Noël 2008, Joël Gamelin, Pdg des chantiers navals éponymes, énonçait les raisons de son suicide. Le drame fit grand bruit. Sans pour autant éveiller réflexions et débats sur la « cause », et sur les conditions d'existence des entrepreneurs, « eux aussi » maltraités par la conjoncture mais que la communauté, les médias, les politiques, les salariés eux-mêmes, ont coutume d'épargner. Rien, jusqu'à la publication dans le Monde, d'une tribune d'Olivier Torrès, chercheur à EM Lyon et à l'université de Montpellier. Une onde de choc. L'enseignant y explique que « de nombreux patrons se suicident chaque année, souvent dans l'anonymat le plus consternant ». Il ausculte l'origine, les symptômes, et les dégâts de la «souffrance patronale », d'autant plus inaudible que les spécialistes du travail ou « souffrologues » circonscrivent leurs investigations et réservent leur commisération au seul public des salariés, « laissant supposer, souvent de manière explicite, que le patron est le bourreau ou celui qui est à l'origine de cette souffrance ». Une « diabolisation », une terrible surdité à la population des entrepreneurs, eux-mêmes déjà cloîtrés dans le silence de leurs maux, emmurés dans leurs vicissitudes, obligés de demeurer debout. La faute au culte, anglo-saxon mais qui a contaminé société et business schools françaises, du leadership ; à l'envergure, souvent disproportionnée, de leurs responsabilités ; à l'exemplarité qu'ils doivent assumer coûte que coûte ; à une sacralisation et à un héroïsme aussi ineptes que délétères, que consolide une image narcissique et survalorisante.
Détresse
La faute aussi à un particularisme : l'entrepreneur est ligoté à une proximité directe - avec les salariés qu'il licencie, avec les clients qui fuient, avec les fournisseurs qui pestent, avec les banques qui pressent, avec les actionnaires qui exigent -, qui, comme le détaille Olivier Torrès, expose l'intéressé sur tous les fronts sans bouclier, exacerbe sans retenue ses responsabilités, et provoque les meurtrissures. Le seul exemple des licenciements est emblématique : « Contrairement au DRH d'un grand groupe qui exécute le plan social, le patron de PME ne peut pas dire que ce n'est pas lui le responsable. Pire, la proximité qui le lie au licencié rend l'opération émotionnellement plus vive », au point que l'acte « est aussi » douloureux « pour lui que pour le licencié. Pour prendre une image que les militaires connaissent bien, tuer à l'arme blanche est plus traumatisant que tuer au fusil ».
L'entrepreneur et l'entreprise sont indivisibles. « Ma boîte, c'est mes tripes », l'explique bien Guy Mathiolon (supplément p.30). Entrelacés par un lien osmotique, qui au gré des circonstances drape ou étrangle. Qui offre bien sûr le meilleur : être responsable, initier, se réaliser, se construire, partager, transmettre, faire grandir, parfois même accomplir un sens et une utilité. Mais aussi le pire. L'effacement de toute distance entre l'entreprise et l'entrepreneur, innerve, obsède, envahit. Jusqu'à la cécité. Une cécité qui peut d'ailleurs enivrer lorsque la dynamique prospère. Et qui fait vaciller lorsque les obstacles s'amoncellent. De même que deux catégories de patrons coexistent : les entrepreneurs et les autres, deux types d'entrepreneurs cohabitent : ceux des sociétés qui fonctionnent, ceux des entreprises qui suffoquent. Et c'est là que l'insécabilité produit son mal.
En effet, l'entrepreneur est comme l'entraîneur d'une équipe de football : il doit - avec raison - partager avec chaque joueur les lauriers du succès, mais endosse seul la culpabilité de la défaite. Il est associé ou, plus sûrement, s'associe lui-même au délitement. L'échec de l'entreprise, c'est celui de ses compétences, d'arbitrages malheureux, de carences regrettables.
C'est alors l'échec de (toute) sa personne. Qui en plus menace, autant affectivement que matériellement, sa sphère privée. L'opprobre, favorisé par la suspicion sociétale de l'« échec », se dissémine. Il n'entend plus les réconforts ou les encouragements murmurés, ne voit plus les mains qui se tendent. C'est le fameux burn out, bien connu des professionnels du soin. Et l'enseignant de s'interroger : comment ne constate-t-« on » pas - en premier lieu la médecine du travail - que « le stress, la solitude, l'incertitude, et la surcharge de travail », identifiés comme les facteurs amplificateurs du phénomène de souffrance au travail, caractérisent le mieux les conditions d'exercice et de vie d'un patron de PME ?
Illusion
La bienfaitrice rédaction d'Olivier Torrès aura, bien sûr, constitué pour les entrepreneurs une attention et une reconnaissance inespérées. Attention et reconnaissance pour leur situation, pour leur fragilité, pour leur solitude, pour leurs tourments qu'« on » ne leur donne pas - ou qu'ils ne se donnent pas - le droit de simplement « dire ». Ni à leurs salariés, ni auprès des autres parties prenantes, ni même parfois dans leur intimité.
Mais elle ne s'adresse pas qu'aux seuls entrepreneurs. Elle doit aussi être érigée en vigie pour les « candidats » à l'entrepreneuriat. Ceux qui, auto-entrepreneurs (supp. p.14), bénéficiaires du microcrédit (supp. p.44), appâtés par les secteurs d'activité dits « épargnés» ou même, parce qu'ils sont subventionnés par les pouvoirs publics, « porteurs » en temps de crise - développement durable, low cost, Internet, services de proximitéŠ - (supp.p.24), se ruent par opportunité, par opportunisme, par rejet ou par dépit dans l'aventure entrepreneuriale. Impréparés, candides, parfois béats, ils espèrent trouver dans cette dernière une liberté, une indépendance, un emploi qui assureront leur épanouissement. Mais non, entreprendre n'est pas qu'épanouissement. Et l'illusion peut être dramatique. Surtout, comme l'indique Olivier Torrès, que « la crise va intensifier les souffrances des entrepreneurs. Pour qu'ils sortent de leur mutisme, encore faut-il que notre société ne soit pas sourde à leur détresse. Avant d'être sociale, la souffrance est d'abord humaine ».
Denis Lafay
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